Dans un ouvrage intitulé Que font les armées étrangères en Afrique ? Réflexions autour des interventions militaires internationales dans les pays africains en crise[i], Dominic Johnson, journaliste au Taz (Die Tageszeitung, littéralement « Le Quotidien » allemand publié à Berlin et tiré à 60 000 exemplaires), chercheur senior à Pole Institute, faisait ce constat alarmant : « Il n'y a plus une seule semaine sans qu'une nouvelle atrocité attribuée aux extrémistes islamistes ne soit rapportée de l'Afrique […]. L'Afrique vit une ère de terreur, semblable à celle qui a secoué l'Europe il y a dix ans avec les attentats de Madrid et de Londres et les effets-contagions de la guerre en Irak. » Les récentes attaques terroristes des combattants de Boko Haram, fin octobre, contre les forces de défense et de sécurité du Tchad, ont relancé le débat concernant la présence militaire française sur notre territoire national. L’émoi et la stupeur suscités par ce drame ont conduit une certaine opinion à questionner la possible contribution du dispositif militaire Barkhane à la lutte contre les terroristes qui mettent à mal notre souveraineté nationale et notre intégrité territoriale. Mutualisation des forces, une nécessité stratégique Il faut d’emblée relever que, pour le Tchad comme pour l’ensemble des États de son environnement régional, la mutualisation des forces contre la menace terroriste et autres tentatives de déstabilisation venues de l’extérieur est une nécessité stratégique, notamment pour le Cameroun, le Niger, le Nigeria et la République centrafricaine. La Force multinationale mixte a justement vocation à venir à bout de cette nébuleuse pernicieuse et multiforme qui a une mystérieuse capacité à renaître de ses cendres aussitôt qu’on la croit neutralisée, voire anéantie. Le véritable débat devrait donc porter sur la densification des capacités opérationnelles de cette force et l’efficacité opérationnelle de son déploiement. Or, comme l'ont récemment souligné les autorités tchadiennes pour le déplorer, cette force multinationale mixte pâtit de ce que tous les États membres ne contribuent pas à parts égales à son déploiement, en hommes comme en moyens opérationnels. Comme naguère au sein du G5 Sahel, la participation des forces de défense et de sécurité tchadienne est bien supérieure à celle de nombre de pays membres de cette force. Elle a pourtant vocation à s’autonomiser comme un embryon d’armée panafricaine qui demeure un impératif stratégique et sécuritaire majeur pour l’Afrique. L’Afrique s’est pourtant dotée, en 2002, d’une Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS) à l’initiative de l’Union africaine et des Communautés économiques régionales (CER). Cette institution, qui participe d’une initiative en parfaite adéquation avec les préoccupations sécuritaires du moment sur le continent africain, est un ensemble de textes de lois et d’institutions qui ont pour objectif de renforcer la sécurisation des États africains contre des menaces de déstabilisation diverses. Le Conseil de paix et de sécurité, le Groupe des sages, la Force africaine en attente, le Fonds africain pour la paix et le Système continental d’alerte rapide figurent au rang de ces institutions phares. Mais force est de constater que ces institutions, dont la nécessité n’est plus à prouver, ne donnent pas lieu à un déploiement opérationnel à la hauteur des menaces et des urgences sécuritaires auxquelles est confronté le continent. Comme c'est si souvent le cas, le lexique politique le plus ambitieux est très éloigné des mots qui le constituent. Par ailleurs, cette architecture de paix et de sécurité s’investit très peu dans la prévention des crises, voire quasiment jamais. Le Conseil de paix et de sécurité de l'UA se met d’ordinaire en mouvement lorsqu’il s’agit de réagir à un coup d’État militaire ou à un conflit manifeste entre deux États ou au sein d’un État. Au regard de l’importance géostratégique du Tchad dans la région Afrique centrale ou dans l’espace soudano-sahélien, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine devrait jouer un rôle majeur, notamment pour la mobilisation des moyens qui permettraient de combattre une menace asymétrique telle que le groupe terroriste Boko Haram ou les Shebab de Somalie. La France doit-elle aider l'armée tchadienne ? Il est aberrant – comme le réclame une partie de l’opinion tchadienne – de demander à la France de protéger la souveraineté du Tchad dans un contexte où l’Hexagone est en procès dans une bonne frange des opinions publiques africaines au motif que le déploiement de son dispositif militaire en terre africaine est une survivance d’un passé colonial, qui est par ailleurs en totale contradiction avec le statut souverain des États africains. L’implication ostensible des forces armées françaises dans la lutte contre le terrorisme djihadiste prêterait le flanc aux critiques parfois faciles et souvent ascerbes d’un certain panafricanisme débridé qui verrait là une magnifique aubaine pour faire fructifier son fonds de commerce idéologique. Aussi, est-il paradoxal de vouloir une Afrique souveraine et de s’en remettre aux puissances étrangères pour la sécurisation de ses frontières. Certes, on pourrait rétorquer à cet argument que les pays de l’Union européenne – un si grand ensemble géopolitique – s’en remettent au parapluie militaire américain pour leur sécurité, notamment par rapport au voisin russe. Il y a toutefois un bémol à apporter à cet argument. C’est notamment la force nucléaire russe qui est une menace pour la plupart des pays européens. Mais des menaces sécuritaires comme celles qui planent sur le Tchad relèvent davantage de la sécurité intérieure des États. Il est du plus mauvais effet pour un État, face à des forces malfaisantes telles que la menace djihadiste, d’afficher des signes de fragilité, voire d’impuissance. S’il faut que le Tchad s’en remette à l’armée française pour éradiquer une menace extérieure, à l’instar de Boko Haram, qu’en sera-t-il des pays voisins qui sont confrontés à une menace similaire ? La France est pourtant bien présente aux côtés du Tchad, sous divers aspects qui contribuent à divers titres à la sécurisation de son espace territorial. Il faut souligner que la coopération militaire entre la France et le Tchad n’a pas pour seul objectif de se déployer sur les terrains d’opérations. Il s’agit d’une coopération multiforme. Elle est aussi bien opérationnelle que structurelle, comme le soulignait déjà un rapport d’information de l’Assemblée nationale française[ii] de juillet 2014 sur l’évolution du dispositif militaire français en Afrique : « Le but de la coopération y est clairement d’accompagner la montée en puissance des armées tchadiennes […]. » Le budget alloué à la coopération structurelle atteint 12 millions d’euros par an, auxquels on peut agréger les 53 millions d’euros de dons et d’aides diverses fournis par la force Épervier. » Cette coopération concerne également: – l’appui au pilotage des restructurations et à la modernisation de l’armée tchadienne qui se décline en six sous-projets : la logistique, le renseignement, la formation, la reconversion, la gestion des ressources humaines et l’appui au commandement ; – l’appui au commandement, qui porte un accent sur la formation – c’est-à-dire la sélection pour l’École de guerre et l’enseignement de la langue française –, les études et la liaison avec les armées. La présence militaire française au Tchad n’a pas pour seul horizon stratégique le Tchad. Elle permet aux forces françaises de se projeter dans l’ensemble de la région Sahélo-saharienne. Mais N’Djamena a été retenue en raison de son positionnement stratégique. LLa capitale tchadienne tient donc lieu de rampe de lancement pour la défense des intérêts de la France et de ses ressortissants, bien au-delà du seul territoire tchadien. En retour, l’État du Tchad en tire parti pour la sécurisation de son territoire en termes de renseignement, d’aides diverses et pour la formation de son personnel militaire : « Le choix a été fait de centraliser à N’Djamena le commandement du dispositif militaire français « régionalisé » déployé dans la bande sahélo-saharienne », note ce même rapport d’information. Il ne faut pas perdre de vue que combattre les terroristes de Boko Haram, c’est faire face à une guerre de nature asymétrique. Le principe d’une guerre asymétrique, c’est l’imprévisibilité de l’adversaire, la spontanéité de ses attaques. Combattre un tel adversaire, c’est faire usage d’outils stratégiques qui ne relèvent pas de la guerre classique. Les guerres qui mettent en difficulté même les armées les plus aguerries au monde sont de ce registre. Dans l’histoire militaire, les guerres d’Indochine et du Viêt Nam sont encore bien présentes dans les mémoires. Elles ont été d’immenses désastres, aussi bien pour l’armée française que pour l’armée américaine. Elles échappent aux sophistications technologiques de l’armement moderne, en ce sens qu’elles s’appuient pour l’essentiel sur le facteur humain. Un déploiement de l’armée française au sol n’est pas envisageable dans un tel contexte. C’est sur le terrain du renseignement prévisionnel qu’il est possible de faire évoluer la coopération militaire entre la France et le Tchad. Et même sur ce terrain, celle-ci sera d’une efficacité discutable. Les terroristes de Boko Haram ont cette particularité criminelle de se fondre dans les masses au point de se rendre invisibles, insoupçonnables, donc bien plus redoutables que ce que l’on pourrait prévoir d’un ennemi dans un combat classique. S’il y a un autre terrain sur lequel pourrait utilement s’investir cette coopération, c’est dans une aide plus conséquente au développement autour du Bassin du lac Tchad. La misère à laquelle sont confrontées les populations de cette région, en plus des déplacements suscités par le réchauffement climatique, constituent des terreaux fertiles pour ces entrepreneurs de la terreur ; ils peuvent ainsi facilement rec
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